Délivre-nous du mal

La septième édition des Rendez-vous de la pensée protestante aura lieu du 20 au 22 juin 2025 à Bruxelles.

ARGUMENTAIRE autour du THEME de cette année

Une demande accrue dans un monde qui change

En 2013, le théologien Raphaël Picon expliquait dans son livre sur l’exorcisme
et la guérison que depuis plusieurs années, « de nombreuses Églises sont sollicitées
pour accomplir des prières et des rituels de guérison, de délivrance, voire
d’exorcismes » 1 . L’auteur évoque plusieurs raisons à l’augmentation de cette
demande : la médiatisation et le sensationnalisme lié aux pratiques exorcistes, les
conceptions holistiques de la santé et plus généralement de l’anthropologie, des
souffrances sociales de plus en plus prégnantes. Il l’explique aussi par la
multiplication des interactions culturelles d’un monde devenu village, et dont l’Église
ne pourrait être que le reflet. Dit autrement « les démons voyagent… » 2  Les
circulations de croyances et autres rites sont le quotidien des communautés
chrétiennes et interrogent nécessairement nos visions du monde, nos théologies,
bien souvent encore installées dans des frontières qui n’existent plus. Pour la France
en particulier, l’historien Sébastien Fath dessine dès 2017 la « créolisation » comme
une mutation majeure du paysage protestant, une ouverture du « huguenostisme »
protestant francophone au vent du large 3 . Par voie de conséquence, le vécu des
communautés s’en trouve bouleversé, devenant à la fois le lieu où se vit une foi
chrétienne commune et des visions du monde diverses. D’un côté, la post-modernité
occidentale a pu apparaître comme un désenchantement du monde où la raison
aurait le dernier mot, y compris en théologie. Mais est-ce vraiment le cas ? De l’autre,
nombre des cultures des Suds refusent cette séparation entre rationnel et irrationnel,
entre monde visible et invisible. Face à l’attente d’une parole ou d’un geste, nous
voilà pris dans un paradoxe à quatre angles : notre rapport à l’exégèse et
l’herméneutique biblique, les enjeux que cette question pose à la théologie
systématique, l’interrogation du réel par les sciences sociales et la manière dont nos présupposés culturels ou intellectuels questionnent les trois angles précédents. Dès
lors la question mérite d’être posée : qui influence qui ? Quel sont les rapports entre
les uns et les autres dans la réflexion du pasteur théologien ? Essayons de
descendre de notre vélo pour nous regarder pédaler.

Être ou ne pas être, telle est la question

Au cœur de notre démarche des Rendez-vous de la pensée protestante 2025,
nous ne pouvons éviter de constater de grandes différences, voire des oppositions,
dans les approches exégétiques de nos familles théologiques. L’enjeu se situe pour
partie dans le statut donné à la Bible entre parole de Dieu et parole d’hommes. Mais
il se cristallise aussi sur la question de l’existence ou non des entités spirituelles
incriminées dans les questions de délivrance. Aux deux bouts de l’échiquier, Raphaël
Picon aborde le diable et ses démons comme un langage, « largement mis à
disposition par le corpus biblique » 4 , pour dire une douleur incompréhensible, voire
une disharmonie intime. Pour lui, l’explication de ce désordre est à éclairer avant tout
par la psychologie moderne, le rite religieux venant comme un adjuvant à cette
dernière. De l’autre côté, le systématicien Alain Nisus avoue son hésitation à traiter le
sujet. Reprenant les mots de l’écrivain C. S. Lewis, il essaie de naviguer entre une
négation de l’existence du diable et ses acolytes, et un intérêt « malsain et excessif »
pour ces derniers. Mais pour ce faire, il choisit d’offrir à son lecteur « un parcours
patient de l’Écriture qui respecte le principe de la progressivité de la révélation » 5 ,
mettant en avant la normativité de la Bible pour tirer quelques conclusions
théologiques et pratiques. Tout en utilisant communément le texte biblique, ces
postures n’en restent pas moins opposées. Ces deux approches se trouvent en
réalité à l’intersection du champ de la systématique qui ouvre au moins trois autres
questions. La première est le statut théologique de la Bible. La seconde est le
rapport entre expérience et système doctrinal. La troisième est la question
ontologique de ce monde spirituel mauvais, souvent peu traitée, mais dont Karl
Barth, lui-même, se saisit pour les définir comme « néant », osant une tentative dans
sa réflexion dogmatique 6 . Les tendances se dessinent et questionnent. Y a-t-il une priorité, voire une primauté des sciences théologiques ? La dogmatique doit-elle
donner le ton à la science des textes bibliques ? Est-ce l’inverse ? Que faire de
l’expérience face à nos systèmes, souvent embarrassés par ces questions de
délivrances spirituelles ? Et plus fondamentalement, sommes-nous capables de voir
les lunettes intellectuelles que nous portons et d’accepter une véritable
épistémologie ?

Les sciences sociales, l’écharde dans la chair de notre théologie ?

C’est ici que les sciences sociales rentrent en scène pour jouer le rôle du
quatrième larron, tel un pas de côté dans nos interrogations. Que ce soit par une
approche historique, sociologique ou anthropologique, ces dernières s’attèlent à
décortiquer le fait et à observer ses conséquences. Or justement, la récurrence des
témoignages mérite l’attention et ne peut se contenter du choc des cultures
théologiques, le duel conduisant toujours à un rapport de dominant-dominé. À ce
titre, les sciences sociales aiguillonnent les certitudes du théologien. Au tenant d’un
symbolisme, l’historienne-sociologue parlera des récits nombreux qu’il faut aborder
comme des sources à traiter avec bienveillance et distance. Au défenseur d’une
lecture littérale du texte biblique, l’anthropologue arguera de la nécessaire influence
de la culture et de la vision du monde sur notre pratique intellectuelle et religieuse. À
ce titre, le travail de Bernard Boutter sur le pentecôtisme réunionnais peut nous tenir
lieu de référence. Il pose sa problématique ainsi : « Existe-t-il des convergences
entre la religiosité populaire locale et ce mouvement nouvellement implanté, au point
que celui-ci pourrait-être considéré comme un espace de continuités par rapport au
contexte créole traditionnel ? A contrario, la conversion n’impose-t-elle pas, dans le
même temps, certaines ruptures fondamentales offrant aux fidèles la possibilité de
s’adapter plus facilement à la nouvelle donne d’une société en voie de
modernisation ? » 7 Mais les outils de mise à distance des sciences sociales révèlent
une autre mise en abyme qu’il convient d’interroger. Comment intégrer ces outils au
cœur de la réflexion théologique ? Dans un moment où, aux yeux des politiques et journalistes, les spécialistes du religieux seraient les chercheurs en sciences sociales, où est la place du théologien et de la théologienne ?

Qui de la poule ou de l’œuf ?

Dans ses douze leçons sur l’histoire, Antoine Prost reconnaît que le travail
d’historien revêt bien souvent un habit psychanalytique pour le concerné. Ainsi, la
question du traitement objectif d’un sujet ne se joue pas tant sur les présupposés,
que sur la capacité à les voir. Le chercheur ne peut éviter de faire une catharsis de
ses motivations et autres a priori 8 . La question se pose dans notre traitement
théologique de la délivrance spirituelle et ses implications. Nul ne peut s’extraire du
monde, mais peut sans nul doute accepter de réfléchir à l’articulation entre sa
compréhension de la délivrance et sa vision du monde, voire la vision de son monde.
Nous proposons donc à chaque intervenant de partir du même point, celui de
l’angle de sa spécialité, pour ensuite essayer de rejoindre les autres côtés du carré
s’il est possible. Ainsi, par exemple, le praticien cherchera à expliquer son
expérience, son recourt au rite ou son utilisation des sciences humaines ; mais aussi
à se demander si cela influence sa lecture des textes bibliques, sa théologie
systématique. L’exégète exposera sa compréhension d’un ou plusieurs textes de
délivrance, tout en essayant de déconstruire sa démarche à la lumière de sa
dogmatique ou de ses présupposés culturels. La sociologue ou l’anthropologue,
après avoir expliqué leur approche, s’aventureront sur le terrain des implications
théologiques de cette dernière. Le dogmaticien et la dogmaticienne s’essaieront à
tester leur système au risque de la réalité de l’Église locale, de la liturgie et des
textes bibliques. Ainsi, sans réussir à savoir qui de la poule ou de l’œuf est le
premier, nous chercherons néanmoins à mieux comprendre nos différentes
approches et la manière dont elles se constituent, afin de permettre la rencontre de
nos pensées protestantes.

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