L’éthique chrétienne face à la guerre

Par Madeleine Wieger
Maître de conférence en théologie systématique à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg

Les quatrièmes Rendez-vous de la pensée protestante (RVPP) se sont tenus dans les locaux de la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine du 24 au 26 juin 2022. Ils ont porté sur le thème suivant : « “Tu ne tueras pas.” Regards théologiques croisés sur la guerre ». Des thèses sur ce thème ont été exposées dans la journée du samedi par des théologiens de divers horizons, venus de la Faculté adventiste de théologie de Collonges-sous-Salève (Luca Marulli), de l’Institut protestant de théologie de Paris (Aurore Dumont, Frédéric Chavel), de la Faculté évangélique de Vaux (Neal Blough), de la Faculté universitaire de théologie protestante de Bruxelles (Gheorghe Socaciu) ou de la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence (Murielle Minassian). Un public averti a largement contribué à la discussion, notamment au cours d’une reprise collective des enjeux du débat le dimanche matin.

La controverse théologique sur la guerre oppose traditionnellement ceux qui essayent de fixer les conditions d’une guerre juste aux tenants d’un pacifisme strict. Lors des RVPP, cependant, un consensus s’est dégagé dès l’ouverture des débats : la guerre juste n’existe pas. Aucune circonstance ne justifie que le fait de la guerre devienne un droit à la guerre. Ce consensus n’a pas même été formulé explicitement, dans la mesure où la guerre, comme le sujet des RVPP y invitait, a été traitée comme un cas particulier d’application du cinquième commandement : faire la guerre revient à tuer, si bien que l’un et l’autre sont frappés par le même interdit.

Est-ce aussi simple ? La manière la plus adéquate de penser la guerre est-elle de la définir comme une tuerie ? L’écart entre l’acte individuel visé par le commandement et la guerre comme charge d’État a été traité comme de biais lors des RVPP, dans un débat sur la réponse à donner à la guerre : on s’y est interrogé notamment sur le passage de la non-violence, érigée en principe de l’éthique individuelle du chrétien, à la construction de la paix à l’échelle collective.

Les intervenants placent clairement la guerre du côté du péché. Aurore Dumont oppose ainsi la guerre, expression de la fragmentation du monde, à une théologie de l’unité de la création première. La guerre est dès lors un révélateur du péché dans ce qu’il a de structurel et de systémique. Frédéric Chavel souligne lui aussi que l’état normal du monde tel que nous y vivons est le conflit. Mais un traitement « doux » de cette conflictualité est possible, si bien que la guerre ne doit pas être saisie comme une fatalité : elle demeure isolée dans son anormalité. Il ne s’agit pas d’entériner la guerre par simple réalisme.

Le chrétien n’aurait donc pas à opposer à la guerre une réaction réaliste. Plusieurs intervenants en appellent à l’éthique radicale de l’amour des ennemis, selon le précepte formulé par Jésus dans le Sermon sur la montagne (Matthieu 5, 44). La pratique de cet amour s’impose pour des raisons d’ordre christologique, explique Murielle Minassian, comme une imitation de Jésus-Christ. Gheorghe Socaciu évoque la réflexion de Martin Luther King sur la manière concrète de le mettre en œuvre et d’en faire un exercice spirituel.

De fait, la radicalité du précepte évangélique fait front à la radicalité du mal que constitue la guerre. Mais si le mal structurel qu’est la guerre appelle en remède un bien structurel, l’amour des ennemis peut-il remplir ce rôle ? La réponse à la guerre doit être envisagée plutôt comme une stratégie collective, suggèrent d’autres intervenants.

Luca Marulli rappelle que la réalité à la fois structurelle et bonne évoquée dans le Nouveau Testament est le Royaume de Dieu. La caractéristique de ce Royaume est que Jésus ne l’impose pas selon une logique impérialiste, mais sur le mode du renoncement à la conquête. Mais le Royaume est une réalité divine à venir. Pareille logique collective peut-elle s’instaurer humainement ici-bas ? Oui, répondent les débattants : la structure qui l’anticipe et le prépare est l’Église.

Des réflexions d’ordre ecclésiologique se font jour dès lors que les intervenants tentent de concevoir le passage de l’éthique individuelle de la non-violence à la construction collective de la paix. L’Église tient ici lieu de pivot, au point que la paix est présentée comme un des marqueurs de son identité théologique, en lien avec sa catholicité. Neal Blough dénonce l’identification souvent trop rapide des Églises protestantes aux nations dans lesquelles elles se trouvent. Aurore Dumont et Gheorghe Socaciu exhortent les Églises à se positionner non pas comme partie prenante des États, mais face à eux pour leur prêcher la paix dans le langage théologique qui leur est propre. Les Églises devraient-elles pour autant s’isoler du reste du monde et constituer un laboratoire de la non-violence collective ? Plus qu’un devoir théologique, c’est peut-être là un réflexe de communauté minoritaire valorisant la résistance, souligne un des participants, et cédant parfois à la tentation de laisser la guerre aux « autres ».

Neal Blough introduit dans le débat la notion de temporalité. Pour établir un lien de continuité entre la non-violence chrétienne et la paix étatique, il faut du temps. Les Églises pourraient être des lieux où la paix soit l’objet d’une réflexion et d’une pratique sur le long terme : préparer la paix avant la guerre, en l’évoquant au catéchisme, en créant des formations universitaires sur l’économie de paix ou sur la médiation civile des conflits, en demandant que les budgets des États aillent à la justice sociale plutôt qu’à l’armement, etc. En définitive, l’Église est  pacifique lorsqu’elle embrasse sa condition terrestre et contemporaine de la guerre pour y déployer des compétences en matière de construction d’une paix durable, de sorte que la paix devienne un réflexe – y compris lorsque la guerre n’est pas à nos portes.

Madeleine Wieger

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